Médecin et chercheur, professeur d'immunologie et directeur du Centre
d'études du vivant à l'université Paris-Diderot, mais aussi homme de
radio, Jean Claude Ameisen est le nouveau président du Comité
consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la
santé (CCNE).
Le CCNE fêtera ses 30 ans au printemps. Comment entendez-vous inscrire son rôle dans la société ?
Le
CCNE est le premier Comité consultatif national d'éthique créé au
monde. Depuis 1983, il a eu, dans notre pays et dans le monde, un rôle
de tout premier plan. J'attache une grande importance à sa mission
d'animation d'une réflexion éthique dans la société. Les avancées
scientifiques et les questions éthiques qu'elles soulèvent sont souvent
traitées par les médias dans un contexte d'urgence. Le rôle du CCNE est
de prendre du recul, de dégager les enjeux, d'explorer et de présenter
les différentes options qui permettront aux citoyens de s'approprier la
réflexion et de s'exprimer à partir d'un "choix libre et informé". Un
processus au coeur de la démarche éthique biomédicale, et essentiel à la
vie démocratique.
La démarche éthique peut-elle se fonder exclusivement sur l'expertise biologique et médicale ?
Non.
Le CCNE est indépendant et transdisciplinaire : quand le respect de la
personne est en jeu, l'expertise biologique et médicale est
indispensable mais n'est pas suffisante. Le CCNE est composé de 40
membres : des médecins et des biologistes, mais aussi des philosophes,
des anthropologues, des sociologues, des juristes, des personnes venant
de différents horizons, y compris quatre membres choisis pour leur
appartenance aux grandes familles spirituelles et religieuses.
A mesure que notre réflexion collective s'élabore, elle dépasse les
points de vue initiaux de chaque participant. C'est une démarche qui
demande de l'humilité et implique que chacun reconnaisse qu'il a besoin
de l'autre. On considère trop souvent que des avis d'experts suffisent
pour décider des grands choix de notre pays. Le CCNE est un exemple
intéressant qui pourrait être étendu à d'autres domaines : les enjeux
des nanotechnologies, des OGM, du nucléaire, du réchauffement
climatique, des choix économiques...
Comment faire entrer davantage la réflexion éthique dans la société civile?
Il y a sûrement un travail pédagogique important à faire pour que les
démarches scientifique et éthique deviennent des composantes à part
entière de notre culture. Le CCNE peut tenter de rendre ses avis non pas
plus simples, mais parfois plus clairs. Non pas en effaçant la
complexité, mais en clarifiant les dimensions essentielles de cette
complexité. Et il y a l'animation de la réflexion publique, qui est
essentielle. En 2009, durant les "états généraux de la bioéthique", des
panels de citoyens tirés au sort ont réfléchi ensemble et émis des avis
et recommandations d'un très grand intérêt...
Je crois qu'il n'y a pas de forme idéale d'animation de la réflexion
publique. Il faut croiser différentes approches. Et les inscrire plus
souvent dans une dimension internationale. En France, nous débattons
trop souvent sur les questions éthiques comme si nous étions seuls au
monde. Faire participer des comités d'éthique d'autres pays, notamment
européens, nous aiderait à mieux élaborer nos réflexions. Et à mieux
comprendre en quoi et pourquoi nous pouvons souvent faire, à partir des
mêmes questions éthiques, des choix différents.
Le CCNE pourrait-il être plus réactif ?
En 2007, le
CCNE a élaboré et publié un avis sur les tests génétiques pour le
regroupement familial (avis n° 100) en une journée. Mais la
problématique était relativement simple. Une grande réactivité est utile
dans certains cas, mais je pense que là n'est pas le rôle essentiel du
comité. Enfermer le CCNE dans un rôle de lanceur d'alerte ou de réponse
d'urgence serait lui ôter ce qui fait l'originalité de sa mission :
faire "un pas de côté", réaliser une analyse originale et approfondie.
Nous vivons dans une culture de l'instantané, nous manquons souvent de
recul. La plupart des avis du CCNE ont demandé plusieurs mois de
réflexion, parfois des années.
A six reprises entre 1984 et 2001, le CCNE a recommandé un
régime d'autorisation encadrée des recherches sur l'embryon et les
cellules souches embryonnaires - sans avoir été suivi par le
législateur. N'est-ce pas perturbant ?
Lors des états généraux
de 2009, le panel de citoyens avait fait la même recommandation. Le CCNE
est une autorité indépendante consultative. Il ne peut, ni ne doit, se
substituer aux choix du législateur et de la société. Le rôle principal
du CCNE me semble être de faire ressortir la complexité des problèmes,
leurs enjeux, les contradictions éventuelles, et de clarifier au mieux
les possibilités de choix. C'est la démarche que nous avons suivie en
2010 dans notre réflexion sur les recherches sur l'embryon (avis n°
112). Il est souvent arrivé que le législateur traduise très rapidement
des recommandations du CCNE dans la loi. Même alors, l'existence d'une
réflexion publique qui permette à la société de bien comprendre et de
participer à ces choix demeure importante.
Vous avez dit vouloir ouvrir le CCNE à des économistes. Quel serait leur apport ?
Ils
nous aideraient dans nos réflexions sur trois points très importants.
D'une part, à mieux prendre en compte les facteurs socio-économiques et
environnementaux qui ont une influence sur l'espérance de vie et la
santé, comme l'a montré l'OMS - et les moyens d'y remédier. D'autre
part, à mieux apprécier la dimension économique des choix de politique
de santé, avec les risques d'exclusion ou d'abandon qu'ils sont
susceptibles d'induire. Enfin, ils nous aideraient à analyser les effets
des politiques économiques nationales et internationales sur la santé.
Les réflexions éthiques, dites-vous, tendent à se focaliser
sur le tout début et sur la toute fin de la vie, ce qui peut conduire à
négliger un peu "le reste". Quel est pour vous ce "reste" ?
Notre
existence, la trame de nos jours. La vie de l'enfant, de l'adolescent,
de l'adulte, de la personne âgée. Dans notre pays, deux millions
d'enfants vivent aujourd'hui sous le seuil de la pauvreté, les enfants
atteints de handicap sont trop souvent privés d'un accès à l'éducation,
les personnes adultes et âgées privées d'accès aux soins, les personnes
atteintes de maladies psychiatriques graves, abandonnées dans la rue ou
enfermées en prison. Dans le monde, des millions d'enfants et de
personnes adultes meurent chaque année de maladie et de faim, alors que
nous avons les moyens de les sauver. "Qu'est-ce qui devrait nous tenir éveillé la nuit ?, demandait récemment le Prix Nobel d'économie Amartya Sen. Les tragédies que nous pouvons prévenir, et les injustices que nous pouvons réparer." Dans notre pays. Et dans le monde.
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